Une page d'histoire maritime

par Brigitte et Yvonnick LE COAT

Pourquoi des navires marchands au cap Horn ? À cause d'une histoire d'épices, que l'on ne trouve qu'en Extrême-Orient, dans l’archipel des Moluques en particulier. À la fin du quinzième siècle leur commerce est très lucratif. Afin d’en augmenter l’approvisionnement et d’en contrôler la commercialisation les deux puissances maritimes de l’époque, le Portugal et l’Espagne, décident d’aller les chercher par voie de mer.

Les premiers, les Portugais se fraient un passage vers l'Est du monde ; Bartolomé Diaz double le cap de Bonne-Espérance en 1487, ses successeurs peuvent alors atteindre les sources de la richesse par voie maritime. Leurs concurrents sont contraints, par décision papale, de passer par l’autre côté de la terre. En 1492 Christophe Colomb n’arrive pas aux Indes, mais se heurte aux Amériques dans leur partie centrale, la plus étroite. Les Espagnols vont alors infiltrer le continent au Nord et au Sud à partir de Panamá, isthme qu’ils traversent, accédant ainsi au Pacifique. En 1520, Fernand de Magellan trouve enfin, au Sud du continent américain, un passage qui portera son nom ; la voie est étroite, ce sont les canaux de Patagonie. Si Magellan périt aux Philippines avant d’atteindre les Moluques, l’un de ses voiliers, Victoire, boucle le premier tour du monde d’un navire marchand.

Cette route par l’Ouest est si peu praticable que le détroit de Magellan sera quasi délaissé. Ce n’est qu’un siècle plus tard que deux Hollandais, Isaac Lemaire et Guillaume Schouten, voulant s’affranchir des contraintes de la toute-puissante Compagnie des Indes orientales, descendent encore plus Sud et entrent dans le Pacifique par mer libre, empruntant le vaste détroit découvert en 1578 par Drake. Le nom du petit port de Hoorn aux Pays-Bas qui les a vu partir est donné par Schouten et Lemaire à l’îlot qu’ils dépassent le 31 janvier 1616, l’ultime ressaut des Andes qui s’abîment là dans les mers australes.

Il faut attendre deux siècles encore pour que des voiliers français de la Marine marchande empruntent en nombre ce passage. La route est certes difficile pour ces navires, la réputation du Cap Horn est terrifiante avec ses ouragans soudains et ses énormes déferlantes. Il faut dépasser 55° de latitude Sud, dans une région où le Pacifique se déverse avec force dans l’Atlantique ; le temps est très instable, les vents soufflant avec fureur d’Ouest en Est peuvent rendre le passage impossible. Mais surtout, l’Espagne s’est arrogé le monopole du commerce avec les colonies qu’elle a conquises sur toute la côte Est du Pacifique. L’émancipation de ces pays de la tutelle espagnole - qui se sera opérée pour tous dans les années 1820 - induit un puissant essor de l’activité sur la route commerciale du Cap Horn. La découverte de l'or en Californie en 1848, donnera une nouvelle impulsion à cette activité.

Les navires à cette époque sont des trois-mâts en bois, longs de 50 mètres au plus, portant moins de 1000 tonnes de charge. Ils sont armés à Bordeaux ou au Havre principalement. Les voyages peuvent durer deux ans et plus, depuis le Chili jusqu'à la frontière canadienne. Les navires emportent des marchandises diverses, sel, vins, produits manufacturés, etc. Ils reviennent avec bois, blé, métaux, ... et guano. Quand le guano sera quasi épuisé, dans les années 1870, il sera remplacé par le nitrate de sodium présent dans d'immenses gisements sur les plateaux andins au Nord du Chili, dans le désert d'Atacama.

Dans les années 1880, l’économie des pays de la côte Ouest des Amériques est florissante. Ces pays ont besoin de tout pour développer leur industrie et leurs transports, de charbon en particulier, qui remplace le bois comme source d’énergie. Seule, d’abord, la Grande-Bretagne en produit industriellement, l’Australie le fera peu après. Le charbon et des produits industriels vont être la charge de navires allant d’Europe vers les Amériques, le retour étant assuré par des produits également pondéreux : nitrate, céréales, bois, métaux ou minerais, celui de nickel en particulier, produit en Nouvelle-Calédonie. La construction navale a fait de grand progrès, on sait maintenant faire des coques en acier, matériau moins fragile que le bois et mieux adapté pour le transport de pondéreux. La conjonction de ces facteurs fait que de nombreux armateurs acquièrent des flottes de voiliers de charge qui passeront pendant plus de 40 ans le cap Horn, passage obligé des navires puisque le canal de Panamá n’ouvrira qu’en 1914. Il n’y a pas encore d’alternative "vapeur" pour le transport de pondéreux sur de grandes distances.

Les navires sont encore des trois-mâts, mais plus grands. Il y a aussi des quatre-mâts, plus importants : près de 100 mètres de long et 15 mètres de large, les mâts culminant à plus de 40 mètres au-dessus du pont et portant plus de 4 000 mètres carrés de toile, emportant de 3 500 à 5 000 tonnes de charge. Il y aura même deux cinq-mâts, appelés France tous les deux. Les ports d’armement sont Dunkerque, Le Havre, Rouen, Nantes, Saint-Nazaire, La Rochelle - La Pallice, Bordeaux et Marseille.

La guerre de 1914-1918, par l’accélération des progrès techniques qu’elle a engendrée, tant en ce qui concerne les coques des navires que les moteurs à vapeur, le passage de la journée de travail à 8 heures au lieu de 12 obligeant l’existence d’une troisième bordée, l’ouverture du Canal de Panamá, toutes ces raisons ont contribué à rendre obsolètes les voiliers de charge. Ils ont été les premières victimes de la "crise du fret" en 1921, ils seront conduits à la casse après avoir, pour beaucoup d’entre eux, passé un long temps dans le canal de La Martinière qui longe la Loire en aval de Nantes. Six voiliers, cinq de la compagnie Bordes, les quatre-mâts Atlantique, Montmorency, Rhône, Valparaiso et Wulfran Puget partis de Dunkerque, et l'unique voilier école cap-hornier, le quatre-mâts Richelieu parti de Nantes, ont repris la route du Horn entre 1923 et 1925... avant de disparaître à jamais.